Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les sénateurs,
La grandeur d'un peuple se mesure à sa capacité
d'assumer son histoire, celle d'une so-
ciété à s'avouer les crimes dont elle porte
encore les traces, celle d'un Etat à dénoncer
les actes de barbarie que ses institutions, en des temps qui ne
sont pas si lointains, ont
pu cautionner. Il nous faut sans cesse lutter contre cette lâche
tendance à cacher, à taire
ce dont nous avons honte, comme si l'on pouvait, en ne disant
pas, faire que ce n'ait ja-
mais eu lieu. Au nom de ces principes, la nation toute entière
s’est récemment penchée,
dans un effort douloureux de clairvoyance, sur les périodes
sombres de notre histoire :
Vichy et la collaboration, la guerre d’Algérie et
la torture.
Au nom de ces principes, Christiane Taubira-Delannon, députée
de Guyane,a invité le
Parlement français à reconnaître la traite
et l’esclavage pour ce qu’ils furent : des crimes
contre l’humanité.
Cette proposition de loi nous engage à dénoncer
le traitement inhumain subi, à partir du
XVème siècle, par des millions d’Africains
déportés et leurs enfants.
Elle nous engage également à dénoncer l’indifférence
qui a entouré, pendant cinq siècles,
la souffrance de ceux qui furent réduits à être
de simples instruments, reproductibles et
destructibles. Elle nous engage, en d’autres termes, à
revendiquer, par la loi, une prise
de conscience collective.Ce devoir de mémoire, les populations
de l'outre-mer l'at-
tendent. N'ont-elles pas souvent exprimé cette attente,
notamment lors des nombreuses
manifestations suscitées par la commémoration du
cent cinquantenaire de la seconde
abolition de l'esclavage il y a deux ans ? Ne l'ont-elles pas
signifié à Paris même, le 23
mai 1998, lors d'une marche silencieuse qui a rassemblé
plusieurs milliers de personnes ?
Ne l’expriment-elles pas encore dans les nombreuses cérémonies
de commémoration
qu’organisent des associations très actives, dans
les départements d’outre-mer comme
dans l’hexagone ? Pour ces hommes et ces femmes, le passé
n’est pas dépassé, il est au
contraire bien présent. Il a laissé des séquelles
douloureuses dans les cœurs, dans les es-
prits.
On a pensé, en 1848, après l’abolition
définitive de l’esclavage, que ses traces disparaî-
traient si l’on cessait de l’évoquer. On a
pensé qu’il fallait résolument tourner le
dos au
passé, afin de recomposer une société meurtrie,
marquée par des siècles de servitude et
de douleur. Une phrase est restée célèbre,
celle prononcée par Rostoland, gouverneur
provisoire de la Martinique : « je recommande à chacun
l’oubli du passé ».
L’injonction à l’oubli a enfermé les
populations d’outre-mer dans un processus de refoulement
dont elles sont restées prisonnières, « esclaves
de l’esclavage », selon l’expression de Frantz
Fanon. Nous devons sortir de cette mémoire sourde que le
silence engendre. Cette proposition de loi y contribue.
Elle propose notamment d’instaurer un comité de personnalités,
chargés de veiller à ce que demeure présente
la mémoire de ces crimes, afin que le silence cesse de
recouvrir ce que nous devons assumer, ce dont nous devons nous
souvenir.
Le silence n’élimine pas le crime. Il fige une société
dans un passé qui la traverse de part
en part, et en cela il hypothèque l’avenir. Cette
loi constitue, pour les populations d'ou-
tre-mer, un acte incontestable de libération.
C’est là d’abord un symbole politique fort.
Il est en effet nécessaire que le droit désigne
les limites de l'inacceptable et qu'il soit porteur d'un esprit
de justice. Le droit a trop sou-
vent été mis au service de fins iniques, on a trop
souvent attendu de lui qu'il légitime des
pratiques abominables. Le Code noir, promulgué par Louis
XIV en 1685, en est sans
doute l'exemple le plus triste et le plus caricatural.
Mais, surtout, s’il importe d’écrire ainsi
la loi de la République, c’est parce que l’escla-
vage est une négation de nos principes républicains
: être républicain, c'est reconnaître
que chaque homme est, par nature, capable de décider de
son propre sort.
Etre républicain, en d'autres termes, c'est considérer
que la liberté n'est pas aliénable,
que rien ne peut légitimer que l'on en dépossède
un homme, comme si elle était un bien
dont on pouvait se défaire. Au XVIIIème siècle,
des voix se sont fait entendre pour dé-
fendre ces principes et condamner toutes les formes d'esclavage
: celle de Montesquieu,
celle de l’abbé Grégoire, mais plus encore,
celles de Rousseau et de l'Abbé Raynal.
On se gardera pourtant de croire que l’esclavage a été
aboli parce que s’est développé,
à Paris, au siècle des Lumières, un mouvement
d’opinion humaniste, philanthropique et
républicain. Les résistances à l’époque
étaient fortes, et le sentiment de mépris des Eu-
ropéens à l’égard des Africains y est
évidemment pour beaucoup.
Mesdames et Messieurs,
La liberté n’a pas été octroyée
aux esclaves, ils l’ont conquise. Ce sont leurs révoltes,
marronnage ou insurrections, qui ont ébranlé ce
système en place. Elles ont mis en question sa rentabilité
économique ; elles ont constitué dans toutes les
colonies une résistance et une révolte que la France
coloniale ne pouvait ignorer. Certains de ces combats ont marqué
les esprits : celui que mena Delgrès en Guadeloupe, celui
que conduisit Toussaint Louverture à Saint-Domingue.
Ainsi, la condamnation de l’esclavage par le droit français
souligne les principes qui animent nos institutions. Plus encore,
elle nous invite à rendre hommage à celles et ceux,
qui en se révoltant contre un système inhumain,
les ont mis en oeuvre.
Ils’agit de leur restituer leur dignité de combattants,
en leur donnant toute leur place
dans leur mémoire commune et vive de la France. Avec vous,
je souhaite que leurs noms
soient inscrits dans les livres de nos écoles.
Enfin, cette proposition de loi nous invite à reconnaître
la dimension universelle de ces
crimes. Sont qualifiés de crimes contre l'humanité
tous les actes, qui tendent, selon un
plan concerté, à exclure une population de la communauté
des hommes.
Comment nommer autrement cette déportation et cet asservissement
systématique de
millions d'hommes et de femmes, pourchassés comme des animaux
sauvages, troqués
comme de vulgaires marchandises, entassés dans des cales
comme une cargaison sans
valeur, vendus comme du bétail et exploités jusqu'à
l'épuisement ?
Comment juger autrement ce calcul économique implacable,
selon lequel il était plus
rentable de faire venir en grande quantité des esclaves
peu coûteux et de les contraindre
à travailler jusqu'à la mort, plutôt que de
leur assurer des conditions de vie qui leur per-
mettent de reproduire leur force de travail, ce qu’on assurera
au XIXème siècle, au plus
misérable des prolétariats ? La traite et l'esclavage
sont, incontestablement, des crimes
contre l'humanité. En tant que tels, ils constituent une
atteinte à l'humanité et à la dignité
de chaque homme, de chaque femme, où qu’ils soient
et d’où qu’ils soient. Rendre hom-
mage aux victimes de ce système ignoble, c'est affirmer
que nous devons sans cesse
conquérir notre humanité et la protéger des
menaces que font peser sur elle des logiques
économiques aveugles.
L’esclavage constitue un attentat contre tous les hommes.
C’est là la signification morale
et universelle de cette proposition de loi.
Cette loi est aussi un acte qui nous permet de mieux mesurer
les enjeux du temps pré-
sent. Les hommes sont égaux en dignité et en droit,
l’être humain n’est pas une marchan-
dise.
La logique économique n’explique pas à elle
seule l’inhumanité dont les Européens ont
fait preuve à l’encontre des esclaves. S’y
est joint, en effet, un racisme anti-noir que bien
peu, au XVIIIème siècle, ont dénoncé.
Il explique en grande partie le sentiment d'indif-
férence qui a entouré les atrocités et les
humiliations subies par les Africains. C'est ainsi
à lutter contre les germes du racisme sous toutes ses formes
que nous engage cette re-
connaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité.
Ce projet de loi prévoit la possibilité pour des
associations qui visent à défendre la mé-
moire des esclaves et l'honneur de leurs descendants, de se porter
en justice. C'est une
excellente disposition qui complète la loi Gayssot.
Elle prévoit également que l'on donne à
la traite et à l'esclavage la place qui leur revient
dans les programmes scolaires et dans les programmes de recherche.
On doit ainsi in-
sister, par exemple, sur l'abolition de l'esclavage en classe
de 4ème, puisque la période
y est étudiée. On doit souligner la part prise dans
cette conquête que fut l’abolition par
plus d’un demi-siècle de combats collectifs, menés
par les mouvements des esclaves ré-
voltés, contre des sociétés coloniales qui
pratiquèrent des répressions impitoyables,
comme celle de Richepance en Guadeloupe, en 1802. Le centre national
de la docu-
mentation pédagogique doit mettre à la disposition
des enseignants des documents por-
tant sur la reconnaissance comme crime contre l'humanité
de la traite et de l'esclavage.
Des bourses de recherche doivent inciter de jeunes chercheurs
à travailler sur ces thè-
mes. Ces mesures me paraissent essentielles : l'école reste,
dans notre République, le
meilleur rempart contre l'ignorance et le préjugé.
En outre, la loi soumise aujourd’hui à votre vote
nous engage à dénoncer et à combattre
toutes les formes modernes d'exploitation. La traite et l'esclavage,
qui pendant cinq siè-
cles ont asservi des millions d'Africains pour le profit de quelques
grandes familles euro-
péennes, doivent nous rappeler, en effet, que le marché
est sans loi lorsqu'il n'est régi que
par les seules lois du marché. Des êtres humains
sont aujourd’hui encore l’objet d’une
traite ignoble : trafic clandestin de migrants en vue d’un
travail forcé, industriel ou domes-
tique, ou en vue d’une exploitation sexuelle ; trafic d’enfants
enlevés à leurs parents, mal-
traités, contraints à des tâches harassantes.
Une mission d’information parlementaire sur les diverses
formes de l’esclavage moder-
ne en France et en Europe vient d’être créée.
Elle prépare une modification des textes
du droit français, afin que l’on puisse être
en mesure de lutter efficacement contre ces
crimes et de poursuivre le combat que de nombreuses associations
ont engagé, et parmi
elles le Comité contre l’esclavage moderne.
Il importe que la traite et l'esclavage, dans nos départements
d'outre-mer comme dans
l’hexagone, ne soit plus, pour les uns et les autres, ni
cette origine honteuse dont on croit
qu'elle pèse comme une tache indélébile,
ni cette faute que la mauvaise conscience nous
pousse à cacher. Ces événements sont notre
histoire, une histoire pénible, une histoire
douloureuse, mais dont nous entendons tirer les leçons.
C'est à cela que nous invite ce
projet de loi : à reconnaître un crime, à
honorer la mémoire de ses victimes et à saluer le
courage de ceux qui, là-bas et ici, là-bas plus
encore qu’ici, menèrent le combat contre
l’esclavage.
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Texte définitif adopté par le Sénat le 10
mai 2001
Article 1er : La République française reconnaît
que la traite négrière transatlantique ain-
si que la traite dans l’océan Indien d’une
part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés
à
partir du XVème siècle, aux Amériques et
aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Euro-
pe contre les populations africaines, amérindiennes , malgaches
et indiennes constituent
un crime contre l’humanité.
Article 2 : Les programmes scolaires et les programmes de recherche
en histoire et en
sciences humaines accorderont à la traite négrière
et à l’esclavage la place conséquente
qu’ils méritent. La coopération qui permettra
de mettre en articulation les archives écri-
tes disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances
archéologiques
accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes
et dans tous les autres terri-
toires ayant connu l’esclavage sera encouragée et
favorisée.
Article 3 : Une requête en reconnaissance de la traite
négrière transatlantique ainsi que
la traite dans l’océan et de l’esclavage comme
crime contre l’humanité sera introduite
auprès du Conseil de l’Europe, des organisations
internationales et de l’Organisation des
Nations Unies. Cette requête visera également la
recherche d’une date commune au plan
international pour commémorer l'abolition de la traite
négrière et de l'esclavage, sans
préjudice des dates commémoratives propres à
chacun des départements d'outre-mer.
Article 4 : Le dernier alinéa de l’article unique
de la loi n° 83-550 du 30 juin 1983 re-
lative à la commémoration de l’abolition de
l’esclavage est remplacé par trois alinéas
ain-
si rédigés :
«un décret fixe la date de la commémoration
pour chacune des collectivités territoriales
visées ci-dessus ».
«En France métropolitaine , la date de la commémoration
annuellede l’abolition de l'es-
clavage est fixée par le Gouvernement après la consultation
la plus large ».
«IL est instauré un comité de personnalités
qualifiées, parmi lesquelles des représentants
d’associations défendant la mémoire des esclaves,
chargé de proposer, sur l’ensemble
du territoire national, des lieux et des actions qui garantissent
la pérennité de la mémoire
de ce crime à travers les générations. La
composition, les compétences et les missions
de ce comité sont définies par un décret
en Conseil d’Etat pris dans un délai de six mois
après la publication de la loi n°... du... tendant
à la reconnaissance de la traite et de l’es-
clavage en tant que crime contre l’humanité ».
Article 5 : A l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881
sur la liberté de la presse, après
les mots : « par ses statuts, de « , sont insérés
les mots : « défendre la mémoire des es-
claves et l’honneur de leurs descendants, ».